39
Les retrouvailles
Il y avait presque un mile jusqu’à la grille sud de Tronjheim, distance qu’Eragon couvrit en quelques minutes. Tandis que ses pieds martelaient le sol de pierre, il apercevait les riches tentures qui, de chaque côté, masquaient les entrées des tunnels, les statues grotesques de bêtes et de monstres tapies entre les piliers de jaspe rouge sang soutenant l’arche de la vaste avenue. Haute de quatre étages, elle était si large qu’il n’avait aucune peine à éviter les nains qui y circulaient, encore qu’à un moment, une file de Knurlcarathn se mit en travers de son chemin, et il n’eut d’autre choix que de leur sauter par-dessus. Les nains se baissèrent avec des exclamations de surprise. Depuis les airs, Eragon s’amusa de leurs visages étonnés.
À longues foulées souples, il franchit l’immense grille de bois qui protégeait l’accès sud de la cité-montagne.
— Salut à toi, Argetlam ! lui crièrent les gardes.
Quarante coudées plus loin, il passa entre deux gigantesques griffons d’or, dont les yeux vides fixaient l’horizon, et sortit à l’air libre.
Il régnait dehors une agréable fraîcheur humide qui fleurait bon la pluie. Malgré l’heure matinale, un crépuscule gris enveloppait le disque plat qui entourait Tronjheim, sur lequel seuls poussaient des lichens et des mousses, ponctués ici et là de grosses touffes de champignons à l’odeur âcre. Là-haut, Farthen Dûr s’élevait à plus de neuf mille toises jusqu’à l’étroite ouverture par laquelle une pâle lumière filtrait à l’intérieur du vaste cratère. Il était difficile d’appréhender la taille de la montagne lorsqu’on la voyait d’en bas.
Attentif au rythme régulier de sa respiration et de ses pieds légers, il courait. Il n’y avait personne ; seule une chauve-souris curieuse décrivait des cercles autour de lui en émettant des cris aigus. Le calme environnant le réconfortait, le libérait du poids de ses soucis.
Il suivit l’allée pavée qui s’étendait depuis la grille sud de Tronjheim jusqu’aux deux lourdes portes noires, hautes de trente pieds, serties dans la base même de Farthen Dûr. Lorsqu’il s’arrêta, deux nains émergèrent d’une salle de garde cachée et s’empressèrent de les lui ouvrir, révélant un tunnel qui paraissait sans fin.
Il continua sa course ; passé les piliers de marbres incrustés de rubis et d’améthystes qui bordaient les cinquante premiers pieds, les parois du souterrain étaient nues. Leur triste monotonie n’était interrompue que par des lanternes sans flamme disposées à intervalles de vingt pieds et, parfois, par une grille ou une porte close. Sur quoi donnaient ces entrées ? Mystère. Il imagina les milliers de toises de pierre au-dessus de sa tête ; oppressé il chassa l’image de ses pensées.
À mi-parcours enfin, il sentit sa présence.
— Saphira ! s’exclama-t-il de toute son âme, de toute la puissance de sa voix.
L’écho se propagea le long des parois avec la force d’une douzaine de cris.
Quelques instants plus tard, le tonnerre assourdi d’un rugissement lointain lui parvint depuis l’autre bout du tunnel :
« Eragon ! »
Redoublant de vitesse, il ouvrit son esprit à la dragonne, abaissant toutes ses barrières mentales pour qu’ils puissent s’unir sans réserve. Telle une marée d’eau tiède, la conscience de Saphira s’engouffra en lui au moment où la sienne s’engouffrait en elle. Eragon en eut le souffle coupé. Il trébucha, manqua tomber. Ils s’enveloppaient de chaleur, baignaient dans une intimité qu’aucune étreinte physique ne pouvait égaler, leurs deux identités se mêlaient à nouveau, indissociables. Grand était leur réconfort ; simple aussi : ils n’étaient plus seuls. Savoir qu’on est uni avec un être qui vous aime, vous comprend jusqu’au plus profond de vous-même et ne vous abandonnera pas, même dans les circonstances les plus désespérées, est le plus précieux de tous les biens – un bien qu’Eragon et Saphira savouraient pleinement.
Bientôt, il la vit foncer vers lui au risque de se cogner la tête au plafond, de s’érafler les ailes contre les murs. Ses griffes crissèrent sur la pierre du sol tandis qu’elle s’arrêtait dans une glissade, indomptable, étincelante, glorieuse.
Avec un cri de joie, Eragon bondit, se suspendit à son cou, le serra sans se soucier de ses écailles aux pointes acérées.
« Petit homme », murmura Saphira avec tendresse.
Elle le déposa à terre, ronfla et dit :
« Petit homme, à moins que tu ne veuilles m’étrangler, sois gentil et relâche tes bras. »
« Excuse-moi. »
Souriant d’une oreille à l’autre, il recula d’un pas, éclata de rire, pressa le font contre le museau de la dragonne et se mit à gratter les coins de sa bouche.
Les ronronnements de Saphira emplirent le tunnel.
« Tu es fatiguée », observa-t-il.
« Jamais je n’ai parcouru une telle distance à une telle vitesse. Je n’ai fait qu’une halte après avoir quitté le camp des Vardens. Je m’en serais dispensée si je n’avais eu trop soif pour continuer. »
« C’est vrai ? Tu n’as donc ni dormi ni mangé depuis trois jours ? »
Elle cligna des paupières, lui cachant un instant ses grands yeux de saphir.
« Tu dois mourir de faim ! » s’exclama-t-il, inquiet.
Il l’examina avec soin. Par chance, elle ne portait aucune trace de blessures. Il en fut soulagé.
« Je suis fatiguée, avoua-t-elle, mais je n’ai pas faim. Pas encore. Quand je me serai reposée, il faudra que je me nourrisse. Pour le moment, je crois que je serais incapable d’avaler ne serait-ce qu’un lapin… La terre tangue sous mes pattes, j’ai l’impression que je suis encore en vol. »
En d’autres circonstances, il lui aurait sans doute reproché son imprudence. Toutefois, après cette longue séparation, il était ému qu’elle ait pressé l’allure, lui en était reconnaissant.
« Merci, dit-il. J’aurais été très malheureux d’avoir à t’attendre une journée de plus. »
« Moi aussi. » Elle ferma les yeux, pressa la tête contre lui tandis qu’il continuait de lui gratter la mâchoire. « Et puis, je n’allais pas être en retard pour le couronnement, hein ? Qui le conseil a-t-il… ? »
Elle n’avait pas fini de formuler sa question qu’il lui projeta une image d’Orik.
« Ah ! soupira Saphira avec satisfaction. Il fera un excellent roi. »
« Je l’espère. »
« L’Etoile de Saphir est-elle prête pour que je la répare ? »
« Si les nains n’ont pas terminé de mettre les morceaux en place, je suis sûr qu’ils auront fini d’ici demain. »
« Parfait. »
Elle souleva une paupière, posa sur lui son regard perçant :
« Nasuada m’a parlé de l’embuscade que t’a tendue l’Az Sweldn rak Anhûin. Dès que je ne suis pas là, il faut que tu t’attires des ennuis. »
Il sourit, amusé :
« Et quand tu es là ? »
« Je dévore les ennuis avant qu’ils ne t’engloutissent. »
« C’est toi qui le dis. Tu oublies les Urgals qui nous ont attaqués près de Gil’ead et qui m’ont emmené captif. »
Une bouffée de fumée s’échappa d’entre les crocs de la dragonne :
« Ça ne compte pas. J’étais encore petite et je manquais d’expérience. Ça ne se reproduirait pas. D’autant que tu n’es plus sans défense comme alors. »
« Je n’ai jamais été sans défense, protesta-t-il. Seulement, j’ai des ennemis puissants. »
Pour une raison inexpliquée, Saphira trouva la remarque comique et rit à gorge déployée. Bientôt, Eragon riait avec elle à n’en plus pouvoir. Il s’en étouffait et se roulait par terre tandis qu’elle s’efforçait de contenir les gerbes d’étincelles qui jaillissaient de ses naseaux. Au beau milieu de leur fou rire, Saphira émit un son qu’Eragon n’avait encore jamais entendu – un bizarre grondement saccadé. Une sensation étrange lui parvint par le lien qui les unissait.
Saphira émit le bruit bizarre une seconde fois, puis elle secoua la tête, comme pour chasser un essaim de mouches.
« Oh là là, dit-elle. Je crois que j’ai le hoquet. »
Eragon en resta bouche bée. Sa surprise passée, il se plia en deux, riant plus fort que jamais. De grosses larmes roulaient sur ses joues. Dès qu’il commençait à se calmer, Saphira avait un hoquet et projetait la tête en avant comme une cigogne, lui causant un nouvel accès de fou rire. N’y tenant plus, il se boucha les oreilles, fixa le plafond et s’obligea à réciter tous les vrais noms de métaux et de pierres qu’il connaissait.
Lorsqu’il eut terminé, il prit une grande inspiration et se releva.
« Ça va mieux ? » lui demanda Saphira.
Un hoquet secoua les épaules de la dragonne, et il se mordit la langue : « Oui… Viens. Allons à Tronjheim. Il te faut de l’eau. Ça aidera le hoquet à passer. Et il faut que tu dormes. »
« Tu ne peux pas m’en débarrasser avec un sort ? »
« Sans doute que si. Enfin, peut-être. Il doit en exister un. Le problème, c’est que ni Brom ni Oromis ne me l’ont enseigné. »
Saphira eut un petit grondement en signe de compréhension. Aussitôt suivi d’un nouveau hoquet.
Eragon se concentra sur le bout de ses bottes :
« On y va ? Tu es prête ? »
En guise de réponse, elle tendit sa patte avant droite pour l’inviter à y grimper. Eragon ne se fit pas prier. Il monta s’installer sur la selle.
Ensemble, ils suivirent le tunnel qui les ramenait à Tronjheim, heureux tous deux, et plus heureux encore de partager ce bonheur.